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Plein emploi mode d’emploi


« Désormais, quand y a une grève en France, personne ne s’en aperçoit. » Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai posté cette vidéo, mais que voulez-vous on ne s’en lasse pas, si on peut dire…

« Mon seul adversaire, celui de la France, n’a jamais cessé d’être l’argent. »
Charles de Gaulle, cité par André Malraux, Les chênes qu’on abat…

Nous assistons aujourd’hui à une attaque généralisée contre la démocratie. Vous pouvez croire, vous, qu’une fraction majoritaire du peuple, en France ou dans n’importe quel autre pays, serait favorable au chômage de masse ?

Or les déclarations ingénues de nos dirigeants ne devraient plus tromper personne : ils savent très bien en quoi consiste une politique de plein emploi, et ils savent très bien que ça marche. En quoi consiste une telle politique ? La recette est bien connue, le problème c’est qu’à leur yeux c’est dégueulasse, un peu comme un déjeuner à l’Elysée. Il faut :

– Une politique monétaire expansionniste – ce qui suppose bien sûr que l’on puisse avoir une politique monétaire…

– Une politique budgétaire de relance par l’investissement public – ce qui suppose bien sûr que l’on puisse avoir une politique budgétaire, et ce qui nécessite également une politique monétaire telle que susmentionnée, et une politique commerciale protectionniste (cf infra). C’est le ministre « social-démocrate » allemand Hans Eichel [1] qui le disait lui-même en 2000 : « Il est clair que, dans le futur aussi, l’Etat renoncera à un pilotage fin de la conjoncture via la politique budgétaire. Cela ne fonctionne pas dans des économies internationalisées et interdépendantes. Des mesures expansives unilatérales se déverseraient à l’étranger, ce qui gaspillerait leur efficacité [c’est moi qui souligne]. Je ne fais que rappeler les expériences douloureuses de la stagflation, qui ont été liées à ces tentatives de pilotage dans les années 1970 ».

– Une politique commerciale protectionniste – ce qui suppose bien sûr que l’on puisse avoir une politique commerciale. Il ne s’agit pas de faire du protectionnisme à tout crin, mais quand y faut, y faut. C’est d’ailleurs ainsi que tous les petits félins asiatiques sont devenus les rois de la jungle de la mondialisation et ont développé leur économie tout en s’insérant pourtant fort bien dans des « économies internationalisées et interdépendantes », pour reprendre les termes de Hans Eichel – qu’il s’agisse du Japon, de la Corée du sud ou de la Chine [2] ;

– Et enfin une politique économique de recherche et développement, et de grands travaux, une PLANIFICATIONqui nécessite des politiques monétaire, budgétaire et commerciale telles que susmentionnées. « Rien ne compte plus que le Plan, […] rien ne vaut le Plan. Il nous permet de nous tirer toujours d’affaire. […] Il faut créer une mystique du Plan. […] Vous m’entendez, Peyrefitte, le Plan, c’est le salut », aurait dit Charles de Gaulle. [3] « L’Etat fort contre l’argent fort », écrivait Pierre Mendès-France en 1929, six mois avant le krach de Wall Street. Que l’on renouvelle notre parc nucléaire, ou que l’on se lance dans une « transition énergétique », etc, etc, c’est au peuple d’en décider ; mais il faut un plan.

Or il ne vous a pas échappé que les règles de fonctionnement de l’euro et de l’Union européenne visent précisément à limiter de manière drastique l’intervention de l’Etat dans l’économie ; l’Etat qui pourtant aurait tout à fait les moyens d’assurer le plein emploi par ses politiques monétaire, budgétaire et commerciale ; qui peut mettre en œuvre une planification économique. Ces règles sont précisément conçues pour annihiler toute possibilité de planification ; pour imposer un régime de libre-échange ; pour imposer l’austérité budgétaire ; pour interdire toute forme de crédit public.

Fondamentalement, ces règles visent à assurer la domination du capital sur le travail.

Nos dirigeants savent très bien comment arriver au plein emploi. Le problème, c’est qu’ils n’en veulent à aucun prix. Le plein emploi, c’est un rapport de force favorable au travail, et pas favorable au capital ; le plein emploi, c’est la domination du travail sur le capital. Ils sont là pour empêcher qu’une telle abomination ne revienne.

Car on ne peut pas avoir un rapport de force favorable au capital et le plein emploi sans revenir aux conditions sociales et politiques du XIXè siècle – régime censitaire, législation sociale minimaliste, et répression policière des mouvements sociaux. Moyennant quoi les fous furieux de l’OCDE nous expliquent ceci : le plein emploi, si vraiment vous y tenez, d’accord… mais à nos conditions – aux conditions du capital. Mais peut-être, finalement, préférez-vous le chômage de masse, qui permet d’assurer correctement la domination du capital sur le travail tout en maintenant les libertés publiques, quelques restes de législation sociale, et même un semblant de démocratie ? Ils nous somment de choisir – choisir entre Hollande ou Thatcher. Si nous, peuple souverain, ne voulons ni l’un ni l’autre, il va falloir commencer par LE FAIRE SAVOIR.

Mais pour les grands capitalistes, et pour leurs sbires stipendiés qui gouvernent les Etats, cette solution alternative – le chômage de masse – a tout de même quelques avantages, et a donc leur préférence. D’abord parce que malgré tout ces gens sont souvent attachés aux libertés publiques – en tout cas chez eux ; quand c’est au Chili… Mais surtout parce que cette solution permet d’affaiblir le mouvement social d’une manière plus structurelle que juridique, ce qui est plus efficace (pensent-ils avec raison), y compris en culpabilisant les victimes du chômage, ainsi que les grévistes. « Désormais, quand y a une grève en France, personne ne s’en aperçoit », disait Nicolas Sarkozy. Et il est vrai que les chômeurs ne font pas grève, eux – ou du moins quand ils font grève, personne ne s’en aperçoit.

Le chômage de masse constitue ainsi une fort astucieuse martingale permettant de gérer la domination du capital sur le travail d’une manière moins conflictuelle et donc moins risquée pour les grands capitalistes. Le travailleur, en cessant de travailler, pouvait rappeler qu’il était le maître. Et alors il ne restait pour seules options que la négociation (le capital étant en position de faiblesse), ou la répression policière, toujours susceptible de provoquer une escalade et des aléas dont personne ne pouvait être sûr de sortir indemne. Avec le chômage de masse, la répression policière devient superflue. Raffinement suprême, il est à la limite possible de reprocher aux travailleurs grévistes leur comportement de privilégiés, en invoquant – ou même en flattant – les légions de chômeurs qui ne rêvent que d’être à leur place – au travail.

Le chômage de masse est ainsi un sauf-conduit, un sursis, permettant au grand capital d’échapper un peu plus longtemps à la dialectique du maître et de l’esclave, d’échapper provisoirement à son inéluctable capitulation devant les travailleurs.

Qui ne mesure à quel point cette stratégie porte aujourd’hui ces fruits ? Qui ne mesure à quel point il est urgent de réagir ?

[1] Cité par Arnaud Leparmentier dans un article du Monde [1] des 12 et 13 novembre 2000, intitulé « Outre-Rhin, le gouvernement social-démocrate abandonne le keynésianisme », et que Serge Halimi a opportunément exhumé dans son excellent livre intitulé Le grand bond en arrière (Agone, 2012, nouvelle édition mise à jour et augmentée).

[2] Et il ne s’agit pas non plus de confondre protectionnisme et autarcie, comme le fait Pascal Lamy à travers son discours parfaitement abscons autour des « chaînes de valeur » mondialisées ; mais il s’agit cependant de viser une certaine autosuffisance de précaution dans certains domaines stratégiques.

[3] Il est vrai qu’à son retour en 1958, de Gaulle ne s’est pas vraiment lancé dans une politique monétaire expansionniste (ce n’était pas du tout le style de Jacques Rueff, par ailleurs antikeynésien notoire et persévérant). Mais le contexte était assez différent du point de vue du taux de chômage !


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